Argumentaire de l'appelLes décisions politiques prises en réaction à la pandémie de Covid-19 (notamment les confinements massifs et successifs) ont bouleversé l’organisation du monde social, économique, culturel et éducatif. Ainsi, les entreprises, les institutions, les associations ont dû réajuster leurs modalités de fonctionnement, obligeant tous les acteurs, y compris les plus jeunes, à revoir leurs modes de travail, leur projet d’étude voire de vie. Bien qu’assez ancien (Comtet, 2021), le télétravail (également qualifié de « distanciel ») s’est généralisé, parents et enfants réunis à la maison (le travail et la classe à la maison) dans des conditions hétérogènes, les enseignants devant maintenir l’attention de leurs élèves, les plus jeunes soutenir les plus âgés et les plus faibles, les managers garder l’engagement des salariés voire leur bien-être. Ainsi, la vie sociale s’est réorganisée en intégrant la distanciation physique, en « numérisant » des relations habituellement « en présence » par le moyen de procédures, de documents, de ressources parfois produits ou mobilisés dans des temps très courts (Jonchery, Lombardo, 2020). Si les adaptations ont été plus ou moins difficiles à mettre en œuvre, contraignant les institutions à revoir leur fonctionnement au quotidien, chacun a fait l’effort, bon gré mal gré, de modifier son mode de vie et d’activités de façon conséquente avec une forme de bienveillance et de considération des contraintes de l’Autre (Godé et al., 2020). Dans ce contexte, les dispositifs et les ressources numériques ont pris une place centrale et la communication interpersonnelle à distance s’est imposée, généralisant la médiation des relations au quotidien et le partage renforcé d’informations numériques, qu’elles soient professionnelles, familiales, culturelles ou éducatives. Pour certaines professions qui se sont trouvées au cœur des évènements (métiers de la santé notamment) sans médiation, la crise a entrainé immédiatement des adaptations dans le rapport au travail (Gillet, 2021). Cette situation exceptionnelle a fait émerger des questions nouvelles et inédites, qui dépassent le contexte de la pandémie pour nous interroger sur l’évolution des modalités de la communication et de l’information dans notre société contemporaine, quels que soient les secteurs d’activité. Elle nous invite à considérer, dans une perspective anthropologique et critique, les écarts entre ce qui est prévisible, par les concepteurs, les producteurs, les managers, ce qui est prévu dans les modèles et l’agencement des dispositifs, ce qui est calculé (Bonnéry, Douat, 2020) et ce qui est réellement vécu par les acteurs, qui font face aux situations avec leurs représentations, leurs imaginaires, leurs émotions et leurs obstacles ordinaires (attentionnels, émotionnels, cognitifs…). Elle interroge notre capacité même à saisir ces écarts, dans un contexte d’accélération de la circulation et d’immédiateté de l’information, les productions scientifiques analysant les évènements ayant elles-mêmes explosé dans l’offre éditoriale. Ce troisième colloque international CIA fait suite à deux éditions précédentes, l’une consacrée à la gestion des connaissances, l’autre à la perception du risque numérique. Cette manifestation visera, par des approches croisées en sciences de l’information et de la communication et d’autres disciplines en sciences humaines et sociales, une réflexion sur l’effet de situations exceptionnelles, comme celle (mais pas exclusivement, car on peut également faire référence à la crise internationale contemporaine) de la pandémie de Covid-19 qui a pu être qualifiée de situation de crise (au sens de l’étymon grec Krisis[1] et au sens contemporain qui en découle), sur les écosystèmes informationnels et les modes de communication quotidiens et ordinaires. Il a également pour objectif d’appréhender la mise à distance et la généralisation des médiatisations comme des révélateurs de perturbations et des transformations fondamentales dans l’ensemble de notre société (Morin, 2020). Il s’agit en effet, notamment, de porter un regard sur le réagencement des dispositifs (au sens de Foucault) et des communications intra et inter-organisations, pour en comprendre les effets à court, moyen et long termes, sur le rapport au savoir, sur les modalités de médiations et sur les individus et leur environnement direct. Ces changements se révèlent-ils être des évolutions structurelles massives ou des évènements éphémères et transitoires ? Les communicants veilleront à interroger et tenter de comprendre en quoi les écarts entre le prévu et le vécu peuvent expliquer les difficultés rencontrées, les leviers, les astuces, les stratégies qui ont été trouvés, dans tout contexte singulier. Quatre axes de réflexion ont été retenus à l’occasion de cette manifestation scientifique : Axe 1. Réagencement et réorganisation des temps et des espaces Le numérique introduit de fait des changements significatifs dans le rapport aux espaces et au temps, entre espace intime et espace public, temps privé et temps social, etc. Les effets d’accélération et d’immédiateté (Virilio, 2010), de désynchronisation (Octobre, 2014) ou au contraire d’hypersynchronisation (dans les pratiques “multitâches” par exemple) attribués au numérique sont souvent considérés dans leur lien avec les réagencements de l’espace et les réattributions spatiales des activités. La connectivité des objets (Marzloff, 2009) et la pervasivité des technologies (Claverie, 2010) ont amplifié ces phénomènes et entraîné des réactions critiques à travers, par exemple, un nouveau regard sur la chronotopie dans la réflexion sur la ville et la valorisation de la durabilité (Mallet, 2013 ; Lehmans, Capelle, 2019). Axe 2. Emotions et sentiments En situation de formation à distance, le vécu psychologique peut être particulièrement éprouvant et l’on constate des inquiétudes plus fortes qu’en présence (Dussarps, 2014) : l’organisation au quotidien est plus complexe lorsqu’elle mêle vie privée, professionnelle ou étudiante et implique de facto les personnes avec qui l’on vit (Bayrakdar et Guveli, 2020). De même, le manque de lien social peut être pesant, alors que de nombreuses recherches ont montré qu’il était essentiel (Bernard et al., 2009) et que la médiatisation de la relation rendait celle-ci « moins authentique » (Jacquinot-Delaunay, 2003) confirmant que nous sommes avant tout des êtres sociaux et sensibles. La motivation des individus, quels que soient leur contexte de travail à distance, leur vécu socio-cognitif et socio-affectif, est particulièrement importante à questionner également. Ces observations se retrouvent dans de nombreuses situations de télétravail et de télé-études, dans lesquelles l’expérience individuelle fait face à la représentations du monde comme « point d’agression » devant son indisponibilité et cherche des formes de résonance (Rosa, 2020). Axe 3. Stratégies, tactiques, rationalités de l’acteur Les mises à distance, choisies ou subies, créent une mise en abîme des pratiques, sensibilités, dispositifs, savoirs et sociabilités (Pascal, 2014). Ces reconfigurations amènent les acteurs à développer de nouvelles stratégies (au sens de de Certeau) afin de retrouver le sens de leurs pratiques, partant du principe que tout individu est capable de résilience. Les situations singulières, analysées de ce point de vue, peuvent permettre de mettre en évidence des nouvelles formes de communication, de sociabilités, de rapports aux autres et au savoir, en compréhension émotionnelle sollicitant rationalité et sensibilité (le « sensible de l’humain », Damasio, 2017, 2019, 2021). Axe 4. Nouveaux modes de management et de gestion de l’information Enfin, le réagencement, la réorganisation des dispositifs info-communicationnels s’accompagnent nécessairement de nouveaux modes de management et de gestion de l’information, que ce soit par les contenus ou par les formats info-communicationnels choisis. Cet axe s’intéressera donc à la façon dont le management de l’information peut être modifié, en accordant éventuellement davantage d’autonomie et de responsabilisation aux acteurs dans le travail et sa quotidienneté (Liquète & Maury, 2007). Ainsi, afin de situer en réflexivité ces multiples perspectives, le colloque CIA 3 envisage toute approche critique afin de percevoir les représentations, les contradictions et les évolutions possibles du prévu au vécu. BibliographieBayrakdar, S. & Guveli, A. (2020). Inequalities in home learning and schools’ provision of distance teaching during school closure of COVID-19 lockdown in the UK, ISER Working Paper, 2020-09, University of Essex. Bonnéry, S., Douat, E. (2020). L’éducation aux temps du coronavirus. Paris : La Dispute. Claverie, B. (2010). L'homme augmenté : Néotechnologies pour un dépassement du corps et de la pensée. Paris : L’Harmattan. Comtet, I. (2021). Résilience collective assistée : les apports des TIC dans le contexte de la Covid-19 », Communication & Organisation, vol. 59, no. 1, p. 245-259. Damasio, A . (2017/ 2019). L’ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la fabrique de la culture. Paris : Odile Jacob. Damasio, A . (2021). Sentir et savoir. Une nouvelle théorie de la conscience. Paris : Odile Jacob. Dussarps, C. (2014). Dimension socio-affective et abandon en formation ouverte et à distance. Thèse. Sciences de l’Information et de la Communication. MSHA : Université Bordeaux-Montaigne. 445 p. Gillet, A. (2021). Des réalités vécues par les professionnels aux inspirations pour l’avenir. In Bergugnat, L. (Dir .), Les professionnels face à la pandémie. Un devoir de mémoire. Nîmes : Champ social éditions, p. 245-251. Godé, C., de Corbière, F. & Pallud, J. (2020). Les technologies émergentes en contexte extrême : de l’adaptation à l’anticipation ? Systèmes d'information & management, p. 3-6. Jacquinot-Delaunay, G. (2003). Le “sentiment de présence”. 2èmes Rencontres Réseaux humains / Réseaux technologiques, Poitiers (France). Jonchery, A., Lombardo, P. (2020). Pratiques culturelles en temps de confinement, Culture études, 6, 6, p. 1-44. Lehmans A., Capelle C. (2019). Évolutions des temporalités des apprentissages en régime numérique : Les figures de réagencement du temps social de l’école et les formats de connaissance. Distances et Médiations des Savoirs, CNED-Centre national d'enseignement à distance, 28. URL : https://journals.openedition.org/dms/4200 Liquète, V. & Maury, Y. (2007). Le travail autonome : aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie. Paris : Armand Colin. Mallet, S. (2013). Aménager les rythmes : politiques temporelles et urbanisme. EspacesTemps.net, URL : http://www.espacestemps.net/articles/amenager-les-rythmes-politiques-temporelles-et-urbanisme/ Marzloff, B. (2009). Le 5e écran. Les médias urbains dans la ville 2.0. Paris : FYP Éditions. Octobre, S. (2014). Les enfants du numérique : mutations culturelles et mutations sociales. Informations sociales, 1, 181, p. 50-60. Pascal C, (2014). L’innovation et les réseaux sociaux : de nouvelles sociabilités pour une autre socialité ?, Sciences de la société [En ligne], 91, URL : http://journals.openedition.org/sds/1437 Rosa, H. (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : La Découverte. Virilio, P. (2010). Cybermonde, la politique du pire : entretien avec Philippe Petit. Paris : Textuel.
[1] Krisis, plusieurs sens en grec dont celui de rupture, de choix et de décision et ensuite de phase critique à partir du latin médiéval, le sens contemporain est désormais marqué par la perception d’incertitude.
From planned to experienced: Rearrangement, support, reorganization of information and communication facing the unexpected Political decisions taken in response to the Covid-19 pandemic have upset the organization of the social, economic, cultural and educational world. Thus, companies, institutions, associations have been compelled to readjust their organization, forcing all actors, including the youngest, to review their working methods, their study project or even their life. Teleworking has become widespread, parents and children gathered at home (work and class at home) in heterogeneous conditions, teachers having to maintain the attention of their pupils, the youngest to support the older and weaker ones, the managers to keep the employees’ commitment and even their well-being. Thus, social life has been reorganized by integrating physical distancing, by "digitizing" relations by means of procedures, documents, resources sometimes produced or mobilized in very short time limits (Jonchery, Lombardo , 2020). If adaptations were more or less difficult to implement, forcing the institutions to review their day-to-day functioning, everyone made the effort, willy-nilly, to modify their way of life and activities in a consistent way with benevolence and consideration of the constraints of the Other (Godé et al., 2020). In this context, digital devices and resources have taken a central place and remote interpersonal communication has become essential, generalizing the mediation of daily relationships and the enhanced sharing of digital information, whether professional, family, cultural or educational. For some professions which found themselves at the heart of the events (health professions in particular) without mediation, the crisis immediately led to adaptations related to work (Gillet, 2021). This exceptional situation has raised new and unprecedented questions, which go far beyond the context of the pandemic and upsets the evolution of communication and information in our contemporary societies, whatever the sectors of activity. It invites us to consider, from an anthropological and critical perspective, the gaps between what is foreseeable, by designers, producers, managers, what is planned in the models and the layout of the devices, what is calculated ( Bonnéry, Douat, 2020) and what is really experienced by the actors, who face the situations with their representations, their imaginations, their emotions and their ordinary obstacles (attentional, emotional, cognitive, etc.). It questions our very ability to grasp these gaps, in a context of accelerated circulation and immediacy of information (Rosa, 2020), scientific productions analyzing events having themselves exploded in the editorial offer. This third CIA international symposium follows two previous editions, one devoted to knowledge management, the other to the perception of digital risk. This event will aim, through cross-disciplinary approaches in information and communication sciences and other disciplines in the humanities and social sciences, to reflect on the effect of exceptional situations, such as that (but not exclusively) of the Covid-19 pandemic which could be qualified as a crisis situation (in the sense of the Greek etymon Krisis and in the contemporary sense which derives from it), on the informational ecosystems and everyday and ordinary modes of communication. It also aims to understand the distancing and generalization of media coverage as revealing disturbances and fundamental transformations in our society as a whole (Morin, 2020). It is in fact a question, in particular, of taking a look at the rearrangement of devices (in Foucault's sense) and of intra and inter-organizational communications, in order to understand the effects in the short, medium and long terms, on the relationship to the knowledge, on the methods of mediation and on the individuals and their direct environment. Do these changes turn out to be massive structural evolutions or ephemeral and transient events? Communicators will make sure to question and try to understand how the differences between the expected and the experimented can explain the difficulties encountered, the levers, the tricks, the strategies that have been found, in any particular context. Four areas of reflection were selected for this scientific event: 1. Rearrangement and reorganization of times and spaces Digital technology introduces significant changes in the relationship to space and time, between intimate and public space, private and social time, etc. The effects of acceleration and immediacy (Virilio, 2010), desynchronization (Octobre, 2014) or, on the contrary, hypersynchronization (in “multitasking” practices, for example) attributed to digital technology are often considered in their link with rearrangements of space and the spatial reallocations of activities. The connectivity of objects (Marzloff, 2009) and the pervasiveness of technologies (Claverie, 2010) have amplified these phenomena and led to critical reactions through, for example, a new look at chronotopia in the reflection on the city and the valuation of sustainability (Mallet, 2013; Lehmans, Capelle, 2019). 2. Emotions and feelings In a distance learning situation, the psychological experience can be stressful and we see greater concerns than face-to-face (Dussarps, 2014): day-to-day organization is more complex when it combines private, professional or student and de facto involves the people with whom one lives (Bayrakdar and Guveli, 2020). Similarly, the lack of social ties can be burdensome, whereas numerous studies have shown that it is essential (Bernard et al., 2009) and that the media coverage of the relationship makes it "less authentic" (Jacquinot-Delaunay, 2003) confirming that we are above all social and sensitive beings. The motivation of individuals, regardless of their remote work context, their socio-cognitive and socio-emotional experience, is particularly important to question as well. These observations are found in many situations of telework and tele-study, in which the individual experience faces the representations of the world as a "point of aggression" in the face of its unavailability and seeks forms of resonance (Rosa, 2020) . 3. Strategies, tactics, actor's rationalities The distancing, chosen or suffered, creates an abyss of practices, sensibilities, devices, knowledge and sociability (Pascal, 2014). These reconfigurations lead the actors to develop new strategies (in the sense of de Certeau) in order to find the meaning of their practices, starting from the principle that every individual is capable of resilience. Singular situations, analyzed from this point of view, can make it possible to highlight new forms of communication, of sociability, of relationships with others and with knowledge, in emotional understanding calling for rationality and sensitivity (the "sensitive of the human" , Damasio, 2017, 2019, 2021). 4. New methods of management and information management Finally, the rearrangement, the reorganization of info-communicational devices are necessarily accompanied by new methods of information management, whether by content or by the info-communicational formats chosen. This axis will therefore focus on the way in which the management of information can be modified, possibly by granting more autonomy and accountability to the actors in the work and its daily life (Liquète & Maury, 2007). Thus, in order to situate these multiple perspectives in reflexivity, the CIA 3 conference considers any critical approach in order to perceive the representations, the contradictions and the possible evolutions form the planned to the experienced.
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